Anis dépose son verre vide sur le long comptoir. L’eau tiède laisse dans sa gorge un goût métallique qui n’améliore pas son humeur. Son interlocuteur l’a interrompu une fois de plus pour répondre au téléphone. C’est l’heure où les gens font les réservations du lendemain et du surlendemain. Sur la page du cahier posé devant lui, le sans-fil vissé à l’oreille, Laurent, propriétaire du Rendez-vous, noircit peu à peu les cases horaires. Malgré la proximité, Anis s’efforce de ne pas regarder et inventorie plutôt les bouteilles alignées devant le grand miroir. Entre un Bombay Saphir et un Glenfiddich douze ans, son reflet avachi le fixe d’un œil de tueur. D’une poussée du pied sur le barreau du tabouret, il se redresse une fois de plus.
À cette heure, seuls la voix chaude du propriétaire et des bruits de casserole en cuisine meublent les lieux à peu près déserts. Dans la grande salle presque carrée que lui renvoie le miroir, les tables montées pour deux ou pour quatre s’alignent en rangs symétriques. Sur le stratifié lustré des tables, les verres à vin et à eau et les serviettes de belle toile occupent tout l’espace disponible. Pas de chichi ici. Les couverts sont dressés pour être débarrassées en deux instants. Au centre de la salle à manger, un jeune serveur achève de préparer une longue tablée.
Laurent a déposé le curriculum vitae d’Anis sur la trace mouillée qu’a laissée son verre d’eau. Le cerne fait gondoler le papier et brouille peu à peu la description de sa plus récente expérience de travail, chez un grand détaillant-quincaillier.
— Bon! Excuse-moi, c’est toujours pareil à cette heure-ci, dit Laurent en déposant le téléphone avant de se retourner vers Anis. Alors tu me disais que tu avais de l’expérience avec le public. Un grand magasin, ce n’est pas un restaurant, quand même. Les gens viennent ici pour vivre une expérience intime : c’est presque une relation privilégiée qu’il faut développer avec eux très, très vite. Le Rendez-vous, c’est la nouvelle adresse où tout Saint-Denis veut venir s’attabler.
En parlant, Laurent détaille Anis et se dit qu’il ressemble un peu à Amir Khadir. Belle tête, la quarantaine, bonne diction. Pas de doute, il ferait bonne impression en salle. Il n’a pas l’air trop arabe non plus. Pas que Laurent ait quoi que ce soit contre, mais certains clients sont plus frileux que d’autres.
— Vous savez, dit Anis en essayant très fort d’avoir l’air enthousiaste, la plupart des détaillants vous diraient la même chose à propos de leur commerce. Chacun propose une « expérience » que les clients achètent ou non. J’ai néanmoins travaillé dans la restauration lorsque j’étais plus jeune, et j’ai une bonne connaissance des vins.
— Ah oui? dit Laurent, visiblement étonné.
— Oui, au Liban, dit Anis, qui choisit de ne pas attribuer l’étonnement de Laurent à sa connaissance des vins.
— Non, je veux dire, je suis surpris que tu aies une bonne connaissance des vins…
— Les Arabes aiment le vin aussi, vous savez, dit Anis, tel un vendeur d’aspirateurs qui pousse son produit.
— Mais oui, pourquoi pas? Je présumais que… Enfin, c’est bien. Tu te sentirais assez à l’aise pour proposer un accord mets-vin ou…
— Tout à fait! Je consultais votre carte tout à l’heure, et ma foi, je pourrais très certainement rec…
Le sans-fil sonne de nouveau, et Laurent le prend en levant un doigt.
— Excuse-moi…
Ce genre d’entretien épuise Anis. Rima lui avait dit d’essayer. « Au lieu de rester à la maison à ruminer, ça te fera voir du monde. » Sa dernière expérience de serveur date d’au moins vingt ans, quand il bossait au restaurant de son oncle à Jounieh. Et puis, à quoi bon voir du monde si tout le monde ne voit en lui qu’un serveur? Les serveurs, est-ce que les clients les voient?
« Arrête! On ne sait jamais d’où viendra la prochaine occasion », avait répondu Rima en nouant le foulard du petit Émile, dont la mère allait débarquer d’une minute à l’autre. Sa femme s’accommode plus facilement que lui de sa nouvelle carrière au Canada. Du labo aux quatre murs de leur logement où elle garde trois enfants onze mois par année, elle a fait le deuil de ses diplômes. Anis aussi, la plupart du temps, jusqu’à ce qu’un client balourd l’interpelle du bout d’une allée comme la dernière fois :
— Eille! EEEILLE!
La deuxième semonce, plus hargneuse, avait porté. Vaguement incrédule, il s’était retourné vers le client qui remontait l’allée vers lui en traînant ses bottes de travail sur le sol bétonné. C’est contre lui qu’en avait ce molosse?
— Oui, monsieur?
— Y a personne dans l’électricité. Ça me prend quarante pieds de fil.
— Je m’en occupe, monsieur.
— Bon, écoute Anis, je regarde ça… As-tu des références que je pourrais contacter?
Anis pourrait lui fournir les coordonnées de son directeur de thèse, ou celles de son patron, à la firme d’ingénierie qui l’employait avant leur départ de Beyrouth. Comment réagirait-il, Laurent, s’il savait tous les bagages qu’Anis a laissés à la consigne de l’aéroport, trois ans plus tôt? Après avoir repêché dans son cellulaire les coordonnées de son ex-superviseur chez Home Depot et celles de Magali, l’ange gardien qui a guidé leurs premiers pas à Saint-Denis, Anis cherche désespérément à ajouter quelque chose. Comment se vend-on pour une place de serveur dans un bistro, surtout quand on n’y tient pas tant que ça? Laurent lui tend une perche :
— Si c’est concluant, tu pourrais peut-être commencer ton training la semaine prochaine. En début de semaine, c’est plus relax.
— Je suis prêt quand vous l’êtes, vraiment!
« Vraiment. » Comme s’il avait besoin de se convaincre lui-même, Anis Cheaib, ingénieur de profession et amateur de bons vins, qu’il pouvait faire la job, comme ils disent ici. Il a chaud tout à coup. Sûrement, Laurent aura perçu son manque de conviction. Le voilà d’ailleurs qui se lève, pressé d’en finir.
— Merci, Anis! Je t’en donne des nouvelles d’ici la fin de la semaine.
Anis se lève et serre la main de Laurent, déjà ailleurs. Il réintègre son manteau et regrette de ne pas avoir demandé un second verre d’eau. Il y songe encore, mais le besoin d’air frais est plus impérieux. En posant la main sur la porte, il aperçoit de l’autre côté un vieux couple qui s’apprête à entrer. Son regard croise celui du grand gaillard au visage glabre et s’y attarde un instant. Devançant le geste de l’homme, Anis tire la porte et s’efface pour céder le passage. À côté de son mari, la dame sourit à Anis comme si elle le connaissait. Parvenu à la hauteur d’Anis, son mari le salue à son tour :
— Merci, jeune homme!
Jeune homme. Il se sent vieux depuis des lustres, mais les mots et le regard délavé du vieil homme lui enlèvent brusquement quelques années.
Tiré d’Un mercredi comme les autres, histoires et excès de table, Éditions Pleine page, Montréal, 2015.
Photos : Roxane Ducharme.