Je n’ai jamais lu que pour le plaisir.
Pour mon salut, je n’ai jamais lu que pour l’émotion que procurent une histoire décoiffante ou bouleversante, ou des réflexions racontées comme des chuchotements tant elles semblent directement sorties du cœur. Si le regret de n’avoir lu guère d’autres classiques que ceux prescrits par l’école m’a démangée à l’occasion, j’ai décrété récemment qu’il ne reste plus assez du long ruban de ma vie pour que le devoir, les modes ou la bonne conscience dictent mes choix et mes persévérances. L’art de la joie, que j’ai abandonné après quatre cents pages, a certainement contribué à ma décision.

La deuxième année de pandémie m’a rendu des heures perdues, bousculée que j’étais depuis des mois par les échéances et le travail qu’on ne refuse pas. Privée comme tout le monde de tant de distractions, j’ai trouvé dans mes récentes lectures un contentement que l’obligation de rester tranquille a aiguisé. Je sais maintenant qu’à l’heure de ma retraite, je disparaîtrai volontiers et longtemps dans les pages d’autrui. Après tout, je ne ressens pas cet aiguillon que certains invoquent pour s’envoler à la moindre occasion vers d’autres continents, quoique je ne boude pas mon plaisir quand vient le temps de boucler ma valise. À défaut de billets d’avion et de réservations, j’ai fui la réalité des récents mois dans les univers que d’autres ont racontés ou imaginés.
L’été dernier, dans la touffeur de juin que même les pins de Cherry River n’arrivaient pas à alléger, j’ai fait un tour du côté de Toronto et de ses banlieues cosmopolites tel que les décrit si finement Souvankham Thammavongsa dans son recueil de nouvelles intitulé How to Pronounce Knife (Le K ne se prononce pas, traduit de l’anglais par Véronique Lessard chez Mémoire d’encrier). D’origine thaïlandaise, comme plusieurs de ses personnages, la Torontoise dépeint sans complaisance ni apitoiement le quotidien de gens auxquels on ne pense jamais – manucures, chasseurs nocturnes de vers de terre, chauffeurs d’autobus – et la multitude de chocs culturels auxquels les confronte leur nouvelle vie à l’occidentale.
En août, je ne pouvais trouver un décor plus favorable que la grève de Saint-Simon pour plonger dans Pour mémoire (Alto), sorte d’échange épistolaire (moi qui les aime tant) entre Dominique Fortier et Raphaële Germain, qui se sont donné pour défi de constituer « un répertoire de miracles fragiles et minuscules » qu’elles ont glanés sur une année. L’une et l’autre, amies et écrivaines, font de leurs observations un ouvrage qui me rejoint profondément. J’ai eu l’impression qu’elles avaient couché ces mots dans un état d’esprit semblable à celui qui m’habitait lorsque j’étais assise devant le fleuve. La première est en vacances dans le Maine, la seconde occupe parfaitement les lieux où elle vit. Fortier me donne envie de lire ces ouvrages dont elle transcrit des passages, mais je crains de ne pas y puiser le même ravissement, pas plus que dans la Recherche du temps perdu, dont Germain semble avoir fait son livre de chevet. J’en suis à la troisième lecture de leur livre, que le bon sens dicterait de ranger dans la pharmacie tellement il me fait du bien.
Quand enfin, les retombées du déménagement de l’automne nous ont permis de faire autre chose que changer des interrupteurs, visser des tablettes et coudre des rideaux, j’ai trouvé dans la morosité de Paul Hansen, personnage typique de Jean-Paul Dubois, une couleur qui seyait parfaitement à la mienne. Tout le monde n’a pas aimé Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon (Points), mais cette histoire plantée en grande partie dans mon ancien quartier de Montréal, mais aussi à Toulouse et à Asbestos (je n’en reviens toujours pas) a remis du gaz dans ma tinque presque vide. Dubois sait si bien raconter la lente chute que vivent ses héros et contre laquelle nul d’entre nous n’est à l’abri, ce genre de chute qu’on ne constate qu’a posteriori, quand tous les pots sont cassés.
Un peu avant Noël, alors que j’achevais la traduction d’un polar haletant (La maison des suicides, Charlie Donlea, Saint-Jean Éditeur, sortie le 30 mars), je me suis glissée dans le congé des fêtes avec le récit poétique et impudique que fait Johanne Fournier dans L’état de nos routes (Leméac). Chaque soir, sous la couette, j’ai eu l’impression qu’elle racontait à moi seule cette longue route de son grand amour et de ses trébuchements. Je lis Johanne dans ses publications quotidiennes douces-amères ou inquiètes, et elle me rassure sur la nature humaine. Ses livres ne se lisent jamais aussi bien que dans le cocon d’un lit ou d’une baignoire.

Reçu à Noël, Méduse (Alto) de Martine Desjardins a bumpé tous les titres qui attendaient patiemment leur tour. La fréquentation d’une autrice ou d’un auteur dans les cercles virtuels est parfois tout ce qu’il faut pour avoir envie de plonger dans son œuvre (ou, au contraire, de la fuir). Méduse, donc. Cette étrange histoire, impossible à situer dans le temps ou sur une carte, m’a hypnotisée pendant les trois jours que j’ai mis à l’engloutir. Rien que pour ça, les réseaux sociaux méritent qu’on les fréquente. Cinq autres titres de Martine Desjardins m’attendent. Il ne sera pas dit que ce temps des fêtes aura été bousillé en vain.
Pour traverser janvier 2022, il fallait du solide, du gros, du dépaysant. Une autre relation virtuelle s’étant pâmée sur All the Light We Cannot See d’Anthony Doerr (malheureusement intitulé en français Toute la lumière que nous ne pouvons voir, chez Albin Michel; je parie que ce n’est pas le choix de la traductrice), je me suis dit qu’une histoire campée au cœur de la Deuxième Guerre mondiale me ferait oublier mes chagrins modernes. Comme pour les romans de Martine Desjardins, j’avais du retard, mais celui-ci, publié en 2014 et couronné d’un Pulitzer l’année suivante, pouvait bien m’attendre. Les romans de guerre sont indémodables. Leur trame aussi, malheureusement.
Et puis ces jours-ci, j’ai replongé pour la centième fois dans Troisième acte (Saint-Jean Éditeur) parce que la version reliée de cette histoire est le point d’orgue d’un long parcours. Certains de ses personnages, qui ont vu le jour il y a plus de vingt ans dans une cuisine de Montréal-Nord, trouvent enfin une voix et des lecteurs pour exister. Entre la persévérance, les abandons et l’entêtement, on trouve parfois un fil à tirer pour recoudre son ouvrage et en faire la couverture que d’autres déposeront sur leurs tourments. C’est la grâce que je vous souhaite.
La cuisine de Montréal-Nord. Et Balzac qui demande la porte. Longue vie à ces personnages!
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Ta cuisine et ce chenapan de Balzac font presque partie de l’histoire!
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Merci Johanne de nous faire part de tes découvertes.
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