De la relativité

Aujourd’hui, j’ai trouvé un vieux message dans ma boîte vocale.

Mon cellulaire sonne toujours quand j’ai le dos tourné, alors que je suis occupée à faire des courses, à nager ou à cuisiner. Après avoir livré le plus récent message de Je-ne-sais-plus-qui, le système a fait rejouer celui qu’avait laissé mon ami Jean, le 11 septembre dernier. Sur le coup, j’ai été saisie par sa belle voix chaude de baryton que je reconnaîtrais entre mille. Celle d’avant la collision où Jean s’est pris le bitume en pleine face, après que la roue de son vélo eut rencontré un raton laveur dans une courbe descendante.

Après quelques semaines de galère et de doses massives de morphine, Jean-le-miraculé est rentré chez lui et occupe ses journées à remettre le fil de sa vie à l’endroit. Il semble s’y employer avec la diligence, l’humour et le talent que je lui ai toujours connus.

J’ai de la chance d’avoir pu m’inquiéter du sort d’un plus mal pris que moi pendant ces semaines où les beaux jours cèdent le pas à novembre. Ce matin, la voix du Jean d’avant, dans mon téléphone, m’a rappelé qu’on peut traverser les épreuves d’une multitude de façons. La plus efficace – la moins douloureuse, surtout – pourrait bien être celle de la relativité. Dans son malheur, Jean remerciait le ciel de lui avoir laissé la maîtrise de ses quatre membres et de sa tête, aussi amochée fût-elle. Je pratique aussi la relativité depuis ma plus tendre enfance. Je tiens ce talent de ma mère, qui se plaît à dire qu’elle a appris à aimer ce qu’elle avait à défaut d’avoir ce qu’elle voulait. (Je ne l’ai jamais pris personnel.)

Le début de cette année de mmm… misère lui a fourni l’occasion d’en faire la preuve. Une mauvaise chute nocturne lui a valu d’écouler janvier dans une chambre d’hôpital, puis février et mars dans un centre de réadaptation dont l’aménagement donnerait envie à n’importe qui d’en finir au plus sacrant. Rentrée chez elle juste à temps pour éviter de figurer dans les statistiques pandémiques, elle ne s’est jamais trouvée aussi bien dans son bungalow, malgré les plaques vissées dans son vieux squelette et les soupers de famille disparus. Elle me semble plus en joie aujourd’hui, quand je vais lui porter ses sacs d’épicerie, que l’an dernier. C’est bien pour dire.

Maintenant que Rachel et Jean ont repris leurs habitudes, je devrai bien me trouver d’autres sources de relativité. Si la fée du tricot s’était penchée sur mon berceau, j’occuperais mes soirées à confectionner des pantoufles pour les pensionnaires du refuge Chez Doris, qui accueille les plus mal prises de Montréal. J’en tricoterais des montagnes, pour me rappeler la chance que j’ai. À défaut de talent pour les travaux d’aiguille, je ne manque pas d’exutoires; la misère fleurit à Montréal comme ailleurs. Il y a quelques années, après une déconfiture commune mémorable, ma copine Marie-Claude avait suggéré qu’on aille peler des pommes de terre à l’Accueil Bonneau. Y a pas meilleur remède, paraît-il, pour recadrer ses malheurs à l’échelle du cosmos. Elle ne l’a sans doute pas oublié puisqu’elle a consacré une partie de son été à coudre et vendre des masques au profit d’un autre refuge pour les femmes de sa région. Soulager la misère d’autrui est une excellente façon de se moquer des siennes. En attendant, La Bolduc agit plus vite qu’un anxiolytique et coûte bien moins cher.

Dans les préparatifs de notre premier Noël en tête-à-tête, mon Beau et moi emballons les surprises que nous déposerons sur les balcons des enfants et des petits-enfants. À défaut de festivités, j’ai repris la tradition des cartes de Noël (il paraît que Postes Canada a embauché du personnel) et renoue avec ceux que j’aime sur un carré 5 x 7 orné de souhaits bilingues. Si mes cartes sont barbouillées de Liquid Paper, les vœux qu’elles renferment viennent du fond de mon cœur.

Tout passe. Parfois lentement. Il arrive même que le temps s’embourbe. Demandez à ce jeune garçon abîmé de Granby qui a enfin trouvé des gens bienveillants sur sa route. Jeune homme, devant votre résilience, je m’incline et m’émeus.

Relativisons donc. Dans quelques mois, nous ouvrirons les fenêtres, balaierons nos balcons et planterons des fleurs. Rien que ça. En attendant, je nous souhaite des tonnes de neige, de bienveillance et de patience.

22 réflexions sur “De la relativité

  1. Merci Johanne, pour ce beau moment de relativité, d’humeur, et d’intelligenceS, du cœur et du cerveau 🙂

    Passez une belle fin d’année 2020, ton beau et toi.

    Carmelle

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  2. Beau texte et belle attitude envers ce que la vie nous envoie. Ton commentaire entre parenthèse m’a fait bien rire. On pourra s’en parler.
    Edmond

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  3. Un GROS MERCI ma Belle. C’est toujours un immense plaisir de te lire. Quel beau cadeau tu nous fais.

    LouLou😘

    La vita è bella

    Envoyé de mon iPad

    >

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  4. C’est donc le fun de recevoir un courriel auquel on ne s’attend pas. Ils sont rarement aussi joliment composés et source de sourire. Merci Johanne, vœux de saison à toi et à ton Beau.

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  5. J’ai été émue, et je suis toujours ravie par les traits d’humour que tu déposes au coin de tes phrases. Si l’hiver pandémique en est aussi un qui me permet de lire tes billets, tout n’est pas perdu. Bel hiver à toi, Johanne!

    Aimé par 1 personne

  6. Je souhaite à Rachel et à Jean
    et à l’aidante
    la patience pour guérir le corps
    et la sagesse pour voir
    que la lumière et l’amitié existe derrière l’ombre de ton sapin.

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