Ça va passer

« Les gens sont frustrés à un point, ma foi, je crois extrêmement : ils ont besoin de s’égorger au moins une p’tite fois de temps en temps. »

– Jean Leloup

On ne parle pas souvent de la colère. Encore moins de celle des femmes qui, à ce qu’on dit, n’est pas jolie.

Dans ma boîte de courriel, l’autre jour, cette fulgurante montée de lait d’une blogueuse intermittente dont j’avais oublié l’existence. Sa fureur toute concentrée sur le propos d’une chroniqueuse qui causait maternité et auréole a dû lui faire, c’est certain, l’effet d’un après-midi d’octobre à débiter une corde de bois en cure-dents. Ça revolait de partout, mais ça lui faisait du bien, et à moi aussi, même si je ne partageais pas son ulcération. Sa colère agissait sur la mienne comme un Pepto-Bismol psychique.

Il m’arrive, ces jours-ci, de me demander si on se voit aller à montrer les dents à la première contrariété. Je ne parlerai pas des autres puisque rien ne m’exaspère plus que de lire les propos d’une chroniqueuse qui m’inclut dans son autoflagellation ou dans celle du Québec tout entier.* C’est bon, j’y parviens bien toute seule à mes heures. À chacun sa croix et les malheurs seront bien gérés.

Qu’une adepte de la relativité comme moi sente la moutarde lui monter au nez au moins trois fois par jour n’est pas banal. Pourquoi l’optimiste que je suis colle-t-elle au plafond tous les quarts d’heure en écoutant l’émission du retour à la maison? Bien sûr, les tics de langage et les doctes jugements moraux de l’animatrice n’aident guère, ni le récit catastrophé que fait sa chroniqueuse culturelle des misères de tel cinéaste dont le film sort demain ou de tel animateur attristé de commencer sa deuxième saison à l’enseigne de la COVID (pauvre « A » sur qui s’acharne la pandémie).

Si je fréquente de moins en moins les réseaux sociaux, c’est que je n’y trouve rien d’inspirant ou de consolateur. L’indignation y fleurit si bien. Entre les anticolonialistes, les non-binaires fâché·e·s et les prêcheurs de l’hyperlocal, du cyclisme et de la défense de la lotte grise, l’air se raréfie. Notez bien, ce sont toutes de nobles causes auxquelles je prêterais en temps normal une oreille compatissante. Mais comment dire, vous ne trouvez pas qu’on en a assez?

Les gens des médias ne semblent pas non plus se voir aller. L’autre jour, au bulletin de fin de soirée, cette présentatrice UL-CÉ-RÉE de l’improvisation du gouvernement devant la troisième vague. Pareille fureur de la part d’une cheffe d’antenne de deuxième trio habituellement professionnelle m’a procuré plus d’anxiété que d’éclaircissement. Faudra-t-il que je largue même les nouvelles?

Moi regardant 2021. Jean-Louis Forain, Au restaurant, vers 1885.

Les personnalités de la « côlonie » artistique qui défilent sur les plateaux n’ont visiblement pas encore réalisé que leurs ennuis du moment ne pèsent pas lourd aux yeux de la majorité des gens. Les tracas de leurs rénovations, leurs tournages com-pli-qués et leurs projets contrariés nous font injure. Prenez un numéro, on appelle le 8736. Au milieu des deuils, des rénovictions et des destins compromis, cette jovialité commanditée qu’ils déploient dans des jeux télévisés débiles semble aussi déconnectée qu’un imam au Beach Club.

« Il suffit d’exciter la connerie de tous ces braves gens pour qu’en deux temps et trois mouvements, ils se mettent à se rentrer dedans. »

– Jean Leloup

Après douze mois de confinement à géométrie variable et de renoncements de toutes les grosseurs, on aurait bien besoin d’un peu de silence et de bienveillance. Le mot n’est pas à la mode par hasard. Dans ce vaste laboratoire humain dont on ne trouve plus la sortie, la satisfaction est une valeur refuge de plus en plus rare, et la compassion n’existe plus que dans les livres ou dans les vues, comme chantait l’autre. Ces temps-ci, mon anxiolytique le plus efficace est la chanson thème d’une fiction japonaise plantée dans un boui-boui de Tokyo. Faute de savoir décoder les kanjis, je ne peux vous nommer l’auteur-compositeur-interprète, sorte de Richard Desjardins local qui semble tenu en aussi haute estime. Écoutez-le plutôt.

Au pied du mur

À l’échelle des renoncements, tout le monde a donné. À celle de la mauvaise humeur aussi, mais les manchettes n’en parlent pas, peut-être parce que journalistes et chroniqueurs sont trop occupés à ronger l’os de leur rancune ordinaire. Depuis janvier, cependant, des médias étatsuniens s’intéressent au mur contre lequel leurs lecteurs se sont abîmés plus ou moins consciemment. La cadence s’est accélérée après le climax de l’intronisation présidentielle et le retour au calme post-Trump. Chez nous, la fin de la vaccination des 65 ans et plus semble coïncider avec le spleen continental qui déferle. Une fois calmées les inquiétudes à propos des vieillards, il a bien fallu constater l’usure du temps pandémique, comme l’a si bien fait la chroniqueuse Chantal Guy ici.

On peut espérer que la colère qui corrode toutes les interactions depuis des mois finira par laisser place au chagrin, bien plus facile à gérer si vous voulez mon avis. Cette dépression généralisée me procure un certain réconfort. La tristesse est plus supportable à cent mille que seule. Et sans enlever quoi que ce soit à Michel Louvain, j’ai vu dans le désarroi qu’a créé son décès l’expression de nos peines accumulées. Si en plus, on perd monsieur Louvain…

Dans l’espérance du retour de l’été, je suis les conseils de cette psy qui n’en peut plus d’animer des séminaires sur la résilience, je m’abonne à ma propre compassion, je m’achète des fleurs et je renoue avec la musique de mes jeunes et très jeunes années : on dit que c’est bon pour le cerveau. En tout cas, ce l’est pour le moral.

* Cette détestation du Québec par les siens a pris toutes sortes de formes au cours des derniers mois. Il est vrai qu’il est plus facile de vomir sur sa collectivité que d’affronter ses malheurs personnels.

Photo d’ouverture : Roxanne Ducharme

6 réflexions sur “Ça va passer

  1. Très bon texte, même si je ne peux pas tout à fait saisir les références québécoises car je suis en Colombie-Britanique, mais je comprends ce que tu expliques au sujet des émotions reliées aux restrictions causées par la pandémie. Et merci pour les liens à la chanson japonaise et à l’article du psy:
    “We miss the broad spectrum of our humanness.“ Yes mam.
    Courage Johanne, ça va passer!

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  2. Merci Johanne pour ton texte qui exprime bien le « j’en peux plus »! Lassitude généralisée! Merci pour le lien avec la chanson qui est un baume……douceur, douceur, douceur!

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  3. Chère Johanne,

    Tu m’as fourni l’occasion de lire les textes derrière BLOGUEUSE, RELATIVITÉ (que j’avais déjà lu) et MUR. Hier je me suis emporté outre mesure contre ma planche à légumes qui n’est pas d’équerre. Elle bougeait alors que je hachais menu mes oignons. Martine a encaissé mes décibels sans mot dire. Autre manifestation du mur, ma pauvre planche à légumes qui est d’équerre de l’autre côté et que je n’avais qu’à virer de bord ? M’en va acheter des fleurs pour Martine qui n’a rien vu venir, et « Cultivate gratitude ». Merci à toi Johanne pour être celle « regardant l’année 2021 » avec un si nécessaire recul. Amitiés, salutations à ton Beau.

    Aimé par 1 personne

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