Aujourd’hui, j’ai achevé un vingt-quatre heures chez mes parents, dans la ville où j’ai vécu mon adolescence et apprivoisé l’âge adulte. Une fois passé ce qui, à Montréal, serait l’heure de pointe, et pendant que maman dormait encore, je suis allée courir.
La langue anglaise a une jolie expression pour évoquer l’expérience que j’ai vécue : down memory lane. Je ne m’y étais jamais attardée avant ce matin, en parcourant les rues que j’ai mille fois arpentées, de douze à vingt-deux ans.
Plutôt que d’emprunter les voies bien pavées du parc industriel, situé en plein champ, à l’ouest, j’ai tout de suite pris à droite, vers les mille rues désertes de ce quartier qui a vieilli en même temps que moi. Devant les portes que j’ai ouvertes autrefois, je me suis rappelé les visages et les noms.
Rue de l’Écuyer, le père de Denis, Nathalie et Marc-André, que j’ai longtemps gardés, est décédé l’an dernier, comme deux autres voisins pourtant pas si vieux.
Rue Sabourin, les Préfontaine, party people qui rentraient aux petites heures. Ils ne sont sans doute plus ensemble depuis un bail.
À gauche sur Savoy, jusqu’à la rue Forget, où vivaient les Hamelin et mon premier amour de fillette. Disparu à douze ans au collège privé. Deux portes plus loin, les Provost, frère et soeur, ont connu le même sort.
Rue Gaulin, la fille des Rivard, vaillante livreuse de journaux, était une bûcheuse. Je ne serais pas étonnée qu’elle soit devenue ingénieure. J’ai gardé un souvenir cristallin de son visage encadré de blonds cheveux raides, mais aucun de sa trajectoire post-primaire.
Rue Lasnier, juste devant le parc, l’imposante résidence des Laflamme, comme les seigneurs du château d’où, avec mes amies, nous avons fait livrer une somme impressionnante de pizzas et de mets chinois aux voisins du parc. C’était avant les afficheurs et la commande en ligne. C’était avant l’ordinateur, et nous étions peut-être des embryons de trolls.
Rue de Normandie, large comme un boulevard, achalandée comme un désert, et sa passerelle qui ne nous menait qu’à la polyvalente. Ici, sur ma droite, la maison de Pierre L., dont l’esprit foisonnant et le rire compulsif laissaient soupçonner une âme torturée.
Un peu plus loin, les Lefebvre, aux enfants si charmants, chez qui j’ai écoulé de longues heures à égrener les trente-six chaînes du Jerrold, avant de finir la soirée avec James Bond, moi qui ne l’aimais pas.
J’ai remonté la longue rue de Maisonneuve, en passant devant la maison des Latour, dont le fils, n’est peut-être pas devenu le garagiste qu’avait prédit notre prof de chimie, pas plus que j’ai embrassé la carrière de coiffeuse dont il me menaçait faute d’une quelconque bosse des sciences. À la porte à côté vivait Luc, une bole qui n’a manqué à personne lorsqu’il est parti au privé.
Au 505, chez les Robillard, où j’ai dormi, fait de l’insomnie, joué au billard, fumé de l’herbe, mangé du steak à minuit, écouté les Stones et Led Zeppelin, aimé, ri et rêvé avec mes amis et ma best, comme elles disent aujourd’hui.
Ici, les Raposo et, juste en face, les Bernier, dont le père, un p’tit sec aigri, fumeur à la chaîne, prenait plaisir à intimider les amies. Je n’avais pas compris qu’il détestait sans doute sa job ou sa vie.
Et puis les Colpron, les Berthiaume, les Desnoyers et, un peu plus loin sur la gauche, les Roy. Trois kilomètres de souvenirs, de visages que je n’ai jamais revus, à deux ou trois exceptions près.
Dans la plupart de ces maisons, de nouvelles familles se sont installées, ont abattu des cloisons et remplacé les tapis mur-à-mur par des travertins ou des essences de bois rare. Sur d’autres, le vent a arraché des bardeaux et l’abri d’auto, sous lequel des fillettes jouaient à la balle au mur, n’abrite plus que des bacs géants et un vieux Chrysler.
Au retour, je me suis laissée refroidir dans la balançoire. Le vent charriait de gros nuages par bourrasques moroses. Sur le fil du téléphone qui enjambe la piscine, une tourterelle se lamentait et des quiscales s’en moquaient comme elles le font depuis trente ans.
J’ai vu que maman était levée et je suis rentrée prendre une douche.
Un très beau texte, je pense que je vais aller rouler…
Yvan
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C’est toujours intéressant de te lire Johanne, ne lâche pas. Michel
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Merci, Michel.
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