Ces jours-ci, je constate à nouveau combien j’aime changer d’âge.
J’en connais qui, le jour de leur anniversaire, préfèrent oublier qu’elles existent. Ce passage implacable que leur rappellent collègues et proches, à coups d’appels téléphoniques, de courriels, de gâteaux cheapettes achetés dans la distributrice de la cafétéria et de lunches en troupeau à la pizzeria du coin, est comme une lame dans la plaie de leurs regrets accumulés. Je suis tout le contraire. Le jour de mon anniversaire, j’ai onze ans. Je ne boude pas mon plaisir et me réjouis de la moindre manifestation extérieure, fut-elle suggérée, commandée, spontanée ou planifiée.
J’aime trouver à la table du déjeuner le cadeau de mon beau et sa carte de mots amoureux. Levée à l’aube de cette journée qui sera longue et gratifiante, je déballe avec plaisir cette offrande nocturne pendant que son auteur dort encore. Le ding ! des souhaits qu’envoient les amis sur la messagerie instantanée me ravit. Le cœur léger, je me prépare pour l’escapade annuelle avec Josée, mon amie d’enfance, en sachant qu’une autre sortie m’attend au retour avec mon beau. Même les vœux laissés à la chaîne sur Facebook me font sourire et m’émeuvent parfois.
Celles de mon entourage qui détestent leur anniversaire ont l’impression de n’y gagner que des rides lorsque leur avenir réalisé ne correspond pas à celui qu’elles ont fantasmé. Vieillir, c’est aussi constater qu’il est trop tard pour atteindre certains rêves et prendre la pleine mesure des possibilités et des avenues qui ne se représenteront pas. Je me souviens d’une promenade dans les rues d’un quartier cossu, où j’ai réalisé que les belles demeures qui me faisaient rêver n’entraient plus dans la catégorie « Un jour ». Ce jour ne viendrait pas. Ce n’était pas dramatique. C’était saisissant.
La douleur, parfois vive lorsqu’elle concerne autre chose que de la brique, sourd de cette prise de conscience d’avoir insuffisamment goûté les fruits au moment où ils étaient à portée de main. Il y a quelques étés, au stade Uniprix, un groupe d’adolescents est venu s’asseoir non loin de mon mari et moi, pendant un match de tennis. J’ai oublié qui jouait, ce jour de grand soleil, mais je conserve un souvenir cristallin des trois jeunes filles, du grain de leur peau, de leurs cheveux brillants et de l’insouciance qu’elles affichaient. Parce que mon groupe d’amis de jeunesse ressemblait au leur, elles m’ont rappelé à quel point la route, à cet âge, est un ruban sans fin. Je ne connais pas de dicton plus criant de vérité que celui qui commence par « Si jeunesse savait… » ! Certains jours, devant une porte que j’ai trouvé définitivement fermée, je me suis carrément dit: « Ah ben, taboère! »La cinquantaine, à cet égard, constitue une prise de conscience aigüe de ce point de non-retour. On entre dans ses premières années comme on s’engage dans un bras de mer, en s’étonnant de constater que le paysage a légèrement changé. Bientôt, on s’aperçoit qu’il change depuis des années, mais qu’on n’y avait pas vraiment porté attention. Le voyage n’a rien perdu de sa couleur ou de son piquant, mais il est impossible de ramer à contre-courant, quoique certains s’emploient à le faire. Les pauvres.
Photos : Natalie Martin (sur la grève) et moi.