
Assis sur notre grand lit, leurs membres encore emmêlés de la dernière empoignade, les enfants fixent l’image noir et blanc du poste de télévision. Nos sacs et nos valises encombrent la chambre. Dehors, le ciel se confond avec la mer. Je la devine au bout de la rue déserte, ses vagues fâchées par le vent et le froid.
Depuis dix ans, nous avons intégré cette vie de saltimbanques qui nous pousse sans cesse à plier bagage pour un autre ailleurs, peut-être meilleur. C’est ce que nous nous répétons lorsqu’au bout de quelques mois, nous quittons le monde tel que nous le connaissons pour replanter nos racines dans un autre sol plus ou moins fertile. Les enfants n’y voient qu’un jeu. Ils ont appris dès le berceau que leurs frères et sœurs seraient pour longtemps leurs plus fidèles amis.
Dans cette chambre du bout du monde, j’ai déballé mes attentes, mon espérance et l’essentiel pour survivre sans filet, à six, pendant quelques jours. Parti tôt, E. a promis de venir nous chercher vers midi afin que nous mangions tous ensemble. Les hommes ont besoin du travail pour se définir. Le mien ne fait pas exception. Il reviendra la tête remplie de possibilités, de noms inédits et de lieux qui me sont étrangers. Il me racontera des anecdotes, me parlera de résidents du coin comme s’il les avait rencontrés le mois ou l’an dernier. En gardant un œil sur nos filles, je l’écouterai comme on écoute un feuilleton dont on anticipe la suite. Notre suite.
Hier, nous avons visité la maison qu’E. a louée. Assise sur une marche de l’escalier qui mène aux chambres, alors que les enfants couraient d’une pièce vide à l’autre en riant de l’écho de leurs voix, je me suis sentie chez moi. E. souriait, heureux de sa trouvaille et de ma joie. Le soleil blême de novembre baignait la galerie donnant sur la rue, et je me suis dit qu’aux premiers beaux jours de juin, nous aimerions y finir notre thé, une fois la vaisselle rangée et les enfants au lit.
À dix heures, j’ai éteint la télé et annoncé que nous allions voir le monument aperçu la veille, au bord de l’eau. Une heure plus tard, nous quittions l’Auberge du Roc en procession, vêtus de nos habits de citadins du Sud. Tenant les deux plus jeunes par la main, j’ai suivi ma fille aînée et son frère vers le port. Nous devions trancher dans le décor comme des Hurons à la cour du roi.
Dans son canot de bronze, le fondateur de la ville tourne le dos aux flots qui définissent pourtant tout le paysage. Rapidement, les enfants se sont égaillés sur la place en revenant parfois vers moi, comme des chiots excités par un trop-plein d’air et d’espace. Alors que je souriais à la possibilité d’un avenir sur ce bout de terre, un grand vent du large, en traversant mon manteau de drap, m’a fait vaciller. D’un cri, j’ai rappelé les enfants.
J’ai vu dans cette rafale un mauvais présage. Que faisions-nous donc ici, me suis-je alors demandé. En cet instant, j’ai voulu rentrer chez nous, tout en maudissant le sort qui m’en empêchait : il n’y avait plus de chez-nous derrière ou devant moi.
* * *
Sept mois ont passé depuis ce jour de grand vent. Après le départ des déménageurs, nous avons mis à leur place les meubles, les livres, les disques et la vaisselle, en tentant de retrouver les repères de la vie d’avant. Une voisine venue me souhaiter la bienvenue, comme le veut la tradition anglo-saxonne, s’est étonnée de nous trouver déjà installés. Qu’est-ce qui pressait tant, semblait dire son regard qui balayait notre salon. J’aurais pu lui expliquer que la présence de cartons évoquait trop notre déracinement pour que j’eusse envie d’en laisser traîner.
Mon empressement à retrouver une vie normale n’a rien pu, cependant, contre le sentiment d’isolement qui m’habite encore aujourd’hui. Dans cette ville de clans, où les femmes et les couples ne se mêlent qu’à leurs semblables, j’ai cherché en vain à créer des liens. E. ne travaille ni au moulin, ni à l’usine, ni au chantier du barrage, d’où les hommes du coin reviennent par dizaines, le vendredi. Nous ne sommes de personne ni de nulle part.
Mon mari trouve auprès des clients dont il finance les camions, les bateaux et autres véhicules, les conversations et les liens qui me font cruellement défaut. Les jeudis, au cours de peinture, aucune des femmes inscrites ne parle ma langue, et leur gentillesse à mon égard ne franchit pas les limites de l’atelier où nous nous réunissons chaque semaine.
Le dimanche matin, je reste avec les filles à la maison pendant qu’E. assiste à la première messe avec l’aîné. À leur retour, j’enfile mon manteau et me rends, seule, à l’office suivant. Dans l’église remplie de paroissiens tirés à quatre épingles, je me sens comme eux, une ouaille parmi les ouailles accrochées à cette hostile terre de roche. Les codes parfaitement maîtrisés de la grand-messe agissent sur moi comme un calmant et font taire ma plainte. Pendant l’Eucharistie, ma communion est plurielle, et lorsque je réintègre ma place à l’extrémité du banc, je me sens enfin profondément d’ici.
Mon apaisement est de courte durée. La réalité m’attend patiemment sur le parvis, où tout le monde trouve à qui parler pour échanger les nouvelles de la famille, des anecdotes de l’usine et des invitations à venir jouer aux cartes. Je redeviens invisible. Étrangère, je rentre à la maison où m’attendent les miens, mon unique et minuscule patrie.
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Au milieu de l’été, l’envie de revoir nos familles éparpillées entre Montréal et Kapuskasing a pris le dessus sur tout le reste. Les trois mille kilomètres de route pour nous y rendre et en revenir m’ont paru un bien petit prix à payer pour retrouver des visages familiers. Aucun d’eux n’est encore venu nous voir dans la lointaine Manicouagan. J’ai compris pourquoi au retour. Dans cet antipode de mon berceau, rien n’a changé pendant notre absence. À quoi m’attendais-je ? À une haie d’honneur composée d’amis à qui nous avions manqué ? Je n’ai manqué à personne. Les voisins ont à peine remarqué notre départ.
En septembre, les enfants sont retournés à l’école, E. a repris le collier de sa vie professionnelle et je suis restée à la maison avec ma benjamine. Depuis mon lit, je n’entends pas les disques qui tombent un à un sur la platine et la divertissent. Bobino et Tante Lucille tiennent le fort pendant que moi, je dors. Il m’arrive, en ouvrant les yeux, de trouver ceux de ma fille fixés sur moi. J’ignore depuis quand elle veille. Je descends avec elle au salon et je retourne la pile de disques avant de réintégrer ma planète intérieure. Plus tard, dans la journée, les complaintes de Georges Dor remplaceront les comptines de Maman Fonfon. Je me saoule deLa Manic et des accords rageurs du Vent comme d’autres s’abrutissent à coups de daïquiris et de gin fizz.
* * *
Un peu avant Noël, l’équipe d’E. s’est enrichie d’un nouveau collègue venu s’installer, comme nous, avec femme et enfants. Elle et moi nous sommes reconnues, comme deux saules au milieu des épinettes. Son amitié fut l’oasis que j’avais désespéré de trouver. Trop tard. Au printemps, lorsque les patrons d’E. lui ont proposé un transfert, nous avons repris le chemin vers le Sud. Elle m’en a voulu, je crois, de l’abandonner. J’en aurais fait autant. Je n’ai pas su, pas pu garder le contact. Sitôt franchies les limites de la ville, j’ai oublié jusqu’à son nom.
Je lui en demande pardon.

Je suis toute remuée……..et R. Doit l’être tout autant……
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Tu écris tellement bien…je vois le film dans ma tête 🙂
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Toujours aussi captivantes et émouvantes tes nouvelles. Quelle belle histoire avec 2 magnifiques chansons. Je ne connaissais pas la chanson Vent. Merci de me l’avoir fait découvrir.
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