Sans prévenir

 

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C’était une belle journée pour mourir.

La veille, après une semaine de grandes chaleurs dont juin a le secret, le ciel a éclaté et déversé de quoi faire oublier les cinq jours d’accablement qui ont suivi l’éphémère bonheur d’avoir enfin chaud. Debout devant la porte-fenêtre de son balcon exigu, Marthe a calculé que les trombes d’eau gorgeraient les fruits juste ce qu’il faut pour qu’ils soient prêts à cueillir. Appuyée comme une crucifiée contre le chambranle, sa robe de coton froissé oscillant sous le vent mouillé, elle est restée plantée dans le courant d’air en respirant à pleins poumons.

Ce matin, Marthe s’est déclarée malade et a rassemblé le nécessaire pour son excursion annuelle jusqu’au kilomètre quatre-vingt-douze de l’autoroute dix-sept. Dans son empressement, elle ne fait pas attention à l’état de ses vieilles chaussures sport et les jette dans son cabas sans un regard, sans remarquer le lacet que mord l’un des œillets depuis des mois et que la moindre tension menace de rompre.

Se voyant déjà agenouillée dans la talle — sa talle de fraises sauvages — où elle retourne chaque année comme en pèlerinage, Marthe ne songe même pas à prendre l’appel qui retentit dans l’appartement, trois minutes avant le départ. Sur l’afficheur, le numéro de son fils, dont la femme doit accoucher d’un jour à l’autre, ne fléchit pas sa détermination. Les fraises n’attendent pas.

En sortant de chez elle, vêtue de son plus vieux linge, Marthe, toute à sa joie de ce qui l’attend, ne remarque pas l’enveloppe ornée de papillons et de cœurs autocollants que le facteur, plus matinal que d’habitude, a déposée dans sa boîte à lettres. Si elle l’avait vue, elle aurait reconnu la main de sa sœur, enseignante en immersion française à West Vancouver, qui traite tous ses correspondants comme ses jeunes élèves terrorisés que la vue d’un papillon ou d’un cœur peut apaiser. Si elle avait vu l’enveloppe, sûrement, Marthe aurait déposé son barda et pris le temps de lire la lettre de sa cadette, dont les spleens récurrents l’inquiètent toujours.

Quand Marthe démarre la voiture, le volume tonitruant de la radio enterre le drôle de cliquetis qui semble provenir d’une courroie ou d’un piston, du côté avant droit quand on est assis dans le siège du conducteur, et Marthe n’entend rien d’anormal. Non pas qu’elle saurait quoi en déduire, mais du coup, elle ferait peut-être fait deux ou trois fois le tour du bloc en rinçant le moteur pour déterminer s’il y a lieu de s’inquiéter et de remettre les fraises à un autre jour. Mais parce que les invités de l’émission du moment discourent à tue-tête dans l’habitacle, Marthe prend la route sans autre forme de procès.

Sur l’autoroute, les gens sont comme fous. On ne se croirait jamais à neuf heures trente, un mercredi matin. Marthe roule toujours dans la voie du milieu pour éviter les cinglés qui filent à cent-cinquante dans la voie de gauche et les poids lourds qui encombrent la voie de droite. Marthe n’aime pas les poids lourds, qui ont besoin de couvrir leurs flancs de jupes pour éviter d’aspirer un cycliste ou une sous-compacte entre leurs roues. Marthe n’a jamais réalisé qu’elle risquait plus gros lorsqu’elle roulait à côté du poids lourd que devant ou derrière. C’est qu’elle imagine trop bien l’un de ces monstres emboutir sa voiture ou, pire, l’avaler pour la recracher carbonisée. Marthe est d’un naturel inquiet, mais la saison des fraises sauvages altère son jugement.

Lorsqu’à la radio, un spécialiste des maladies cardiovasculaires énumère en hurlant les signes avant-coureurs d’un accident vasculaire cérébral, Marthe revoit tout à coup son cellulaire sur la table du salon. Elle s’en veut de l’y avoir laissé et songe un instant à faire demi-tour. Le temps perdu à emprunter la prochaine bretelle, rentrer en ville, retraverser les quartiers et contourner les travaux l’en dissuade. Marthe n’en est pas moins ennuyée. Elle n’écarte jamais la possibilité de croiser un taré ou une bande de jeunes désœuvrés ayant préféré sécher l’école plutôt que d’échouer une journée de plus à la face du monde. À ceux-là, la vue d’une cueilleuse solitaire pourrait donner envie de se défouler. Repoussant ces sombres perspectives, Marthe se dit « Tant pis » avant d’accélérer légèrement.

Chez elle, le téléphone sonne une deuxième fois. Son fils, après avoir appris par le superviseur de sa mère qu’elle n’était pas rentrée travailler ce matin, la rappelle de l’hôpital. Il s’étonne d’échouer de nouveau dans la boîte vocale et laisse cette fois-ci un message en balbutiant des propos plus ou moins décousus. Le fils de Marthe a hérité d’un quart de la nature inquiète de sa mère.

Vers le kilomètre quarante, la sous-compacte de Marthe rejoint un vieux pick-up chargé comme un mulet. Le conducteur a mal arrimé la bâche qui recouvre les meubles entassés dans la boîte du camion. La toile bleue soulevée par le vent s’est détachée à trois endroits, et Marthe l’imagine un instant s’étaler sur son pare-brise comme un rideau définitif sur sa vie ordinaire. Marthe signale son intention de changer de voie juste au moment où, loin derrière, une luxueuse berline rouge s’approche à vive allure.

À cet instant précis, sur la table du salon, le cellulaire de Marthe vibre comme ça lui arrive rarement.Une fois. Deux fois. Cinq fois.

Le fils de Marthe est l’une des trois personnes qui connaissent ce numéro et qui ont pour consigne de ne l’utiliser qu’en cas d’urgence. Depuis la chambre d’hôpital où sa femme, épuisée, respire court comme on le lui a appris, le fils de Marthe entend la voix synthétique du système l’informant que sa mère n’a toujours pas activé sa boîte vocale. Quelques secondes plus tard, le cellulaire de Marthe s’illumine en vibrant une dernière fois pendant qu’à l’écran s’affiche un message : « t’es où Mom ? »

Après avoir emprunté la bretelle qui la sépare du bonheur, Marthe gare sa voiture sous le viaduc de l’autoroute qu’elle vient de quitter. Les orages de la veille ont gonflé le ruisseau qui longe le chemin cabossé et qu’elle doit enjamber pour atteindre les fraises. Assise à l’arrière de sa voiture dont elle a relevé le hayon, Marthe retire ses sandales, enfile des chaussettes, lace ses vieilles chaussures, s’enduit méticuleusement de crème chasse-moustiques et choisit un pot vide. À l’instant précis où elle referme le hayon, une voiture vient en sens inverse, et Marthe détourne les yeux, non sans noter la couleur et la marque du véhicule. Elle regrette une fois de plus son cellulaire.

Au-dessus de sa tête, le passage des trains routiers et des caravanes fait vibrer le viaduc, et Marthe s’empresse de rejoindre la talle. Sa talle. Elle franchit le ruisseau, gravit à moitié le talus qui forme le flanc ouest de l’accès au viaduc, et se dépose avec ravissement au milieu des fruits mûrs et abondants. Elle sait tout de suite que c’est une bonne année et cesse sur-le-champ de penser à son damné cellulaire. Dans sa tête, la rumeur de l’autoroute s’estompe derrière le bourdonnement des insectes et la litanie d’un bruant.

En droite ligne vers l’ouest, quatre mille cinq cent douze kilomètres plus loin, la sœur de Marthe orne d’autocollants les copies de ses jeunes élèves en sachant, depuis la nuit précédente, que ce sont les dernières de sa vie qu’elle corrigera. Lorsque, plus tard, on les interrogera à propos de leur enseignante, des élèves diront avoir trouvé leurs copies particulièrement décorées ce matin-là.

À Montréal, le petit-fils de Marthe, tout juste expulsé des entrailles de sa mère exsangue, cherche son air dans un silence qui s’éternise. Le nouveau-né vient de prendre toute la place dans la tête de son père inquiet.

Arrivée au sommet du talus, Marthe rejoint l’autoroute et aperçoit, sur le terre-plein central, une constellation de fruits qui s’agitent au passage de chaque véhicule. Son deuxième pot presque plein à la main, Marthe ne voit que ces taches rouges, comme des bijoux abandonnés aux mains des plus intrépides.

Jaugeant le temps dont elle dispose, elle traverse en courant la chaussée, son butin serré contre elle, quand cède le lacet de sa chaussure qui, sous la tension de la course, libère légèrement le talon de Marthe et la déstabilise. Quelques fruits s’échappent du pot et roulent sur l’asphalte, comme un signal funeste que Marthe aurait dû ignorer pour mieux accélérer. Sous l’impact du poids lourd qui n’a pu freiner à temps, des centaines d’autres fraises rejoignent les premières. Marthe n’aurait jamais cru qu’elle finirait comme une marmotte pétrifiée sur l’autoroute, sa tête auréolée de ses fruits préférés.

 

 

Photo: Brandon O’Connor, Creative Commons

 

5 réflexions sur “Sans prévenir

  1. C’est bon! Très bon!
    La mort, dans ce qu’elle a de plus sournois et surprenant, malgré les angoisses, les précautions et le fait qu’on sache très bien que c’est ce qui nous attend, tous, tôt ou tard. L’image qui s’imprime est à la fois belle et brutale, le rouge des fraises s’alliant à celui du bleu du ciel. Merci!

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    1. Merci, Diane! Tes deux commentaires ont été bien reçus. Ils ne s’affichent pas tout de suite parce que WordPress me les envoient d’abord pour approbation! Je n’ai donc conservé que le premier.

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  2. Que de frissons, j’ai encore le coeur haletant!!! La mort de ton héroïne, laissant place à une naissance… Vraiment Johanne ta plume est fantastique. Merci encore une fois de nous faire vivre de si belles émotions!

    Aimé par 1 personne

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