Jour F

cropped-img_02721.jpg

 

 

 

 

 

 

Nous y étions donc. Après des mois de préparatifs, de négociations et d’anticipation, ce jour à marquer d’une pierre était arrivé. En écartant le rideau, j’ai tout de suite su que ce serait une journée magnifique.

J’ai pourtant mal dormi. Comme quand les réveillons de Noël de mon enfance se prolongeaient jusque dans mon sommeil. Au matin, j’avais l’impression d’avoir déballé le même cadeau toute la nuit. Cette fois-ci, la parenté venue de loin, les amis, ta mère — la fatigante —, le fleuriste et le traiteur ont pris toute la place dans mon lit. Mon inconscient a réussi à les chasser aux premières lueurs de l’aube, à l’heure où les avions recommencent à traverser le ciel du quartier.

J’ai déposé sur le lit ma robe, mes sous-vêtements et mes bas, et placé mes escarpins devant. Sous la douche, je me suis répété les mots que j’allais te dire en prenant l’assemblée à témoin. Je les ai récités à mi-voix, en bafouillant quand l’eau coulait sur mes lèvres. Je me suis fait une toilette digne des jours de fête, ai mis le parfum que tu m’as offert à mon anniversaire et retouché le vernis de mes ongles d’orteil. Je me suis habillée lentement, pour bien marquer chaque instant de ce matin qui, dans quelques heures, allait perdre le concours des émotions fortes de la journée. Quand le téléphone a sonné, j’en étais à enfiler la première jambe de mes bas. Le pied en suspens, j’ai songé à répondre, à quitter cette bulle confortable de non-existence publique. J’ai imaginé ta voix, au bout du fil, qui me demanderait si j’étais prête, si je n’avais pas changé d’idée, et si je t’aimais autant que toi tu m’aimes. J’ai failli me lever, puis j’ai imaginé que ce soit ta mère ou le traiteur, et j’ai résisté.

En partant, hier soir, Sophie a oublié son paquet de cigarettes dans la véranda. Tirée à quatre épingles, j’en ai grillé une, en n’inhalant la fumée qu’à moitié pour éviter de m’étouffer. Après toutes ces années, le plaisir de tenir une clope entre mes doigts est toujours intact, même si c’est le seul qu’elle procure encore. Je l’ai éteinte à demi consumée et suis allée me rebrosser les dents.

À l’heure convenue, mon frère garait sa vieille Alpha Roméo devant la maison. Son costard noir et sa chemise blanche lui donnaient l’allure d’un mafioso. Ma remarque ne l’a fait sourire qu’à moitié, ce qui a accentué la ressemblance un peu plus. Quand il m’a serrée longuement contre lui, ma main dans son dos s’attendait presque à trouver la crosse d’un révolver.

Dans la voiture, alors que nous allions te rejoindre à l’église, Daniel Bélanger a commencé à chanter « La fin de l’homme ». D’un geste, j’ai arrêté celui de mon frère qui voulait l’interrompre. Le ciel était d’un bleu piscine et le soleil, plus chaud qu’à l’habitude en cette saison. Sous l’étoffe noire de ma robe, les rayons chauffaient ma cuisse, et c’est sans doute la sensation la plus nette que j’aie perçue au cours des derniers jours.

Je ne pratique plus depuis longtemps et je ne crois plus à grand-chose, mais tu tenais à cette ultime cérémonie aux codes surannés, mais réconfortants. En cet instant précis, j’ai su que j’avais bien fait de respecter tes dernières volontés.

 

2 réflexions sur “Jour F

Laisser un commentaire

Entrer les renseignements ci-dessous ou cliquer sur une icône pour ouvrir une session :

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s