Elle a décidé de changer de place pour ce coin de la salle d’attente. Elle installe bruyamment sa cinquantaine et ses manies en murmurant « bon » à intervalle régulier, comme une invitation à communiquer. Elle sort une banane trop mûre de son sac et la mange en sapant. Les gens autour jettent sur elle des coups d’œil furtifs en regrettant que leur attente se déroule en sa compagnie.
Bientôt, un homme fait son entrée et vient la rejoindre. Retrouvailles! Ils se font la bise avant de se rassoir. Il commente son pantalon, puis le confort apparent de son chandail. Elle explique, avec force détails, qu’elle l’a trouvé chez Smart Set. Il sort son cellulaire et la prend en photo contre le mur blafard de la clinique. Elle est visiblement heureuse. Il lui dit qu’elle est belle, puis lui montre des photos qu’il a prises sous la neige, la veille. Comme elle, il ignore tout des codes sociaux usuels. L’inaptitude qu’ils reconnaissent chez l’autre les rassure sur la leur. À son tour, elle sort son cellulaire et le prend en photo, pendant que les patients assis à côté tentent d’éviter de finir dans l’album souvenir de cet improbable couple. Elle lui montre ses photos en les commentant à voix basse, et lui les regarde à l’aide d’une loupe qu’il a achetée chez Dollarama. Il est incapable de chuchoter, si bien qu’elle chuchote pour deux en ar-ti-cu-lant chaque mot comme s’il était sourd. Il lui parle de sa vue déficiente. Elle veut lui dire qu’elle est hypermétrope, mais le mot tarde à venir, et il complète la phrase pour elle en déclarant : « Tu es un octopus! »
L’adulte moyen normalement constitué a connu son lot de salles d’attente. Moyennant une anomalie congénitale, des dents croches, quelques enfants ou un trouble anxieux, le bilan à vie du patient quarantenaire moyen oscille entre quelques mois et quelques années passées dans les salles d’attente à feuilleter des magazines de l’année précédente, à remplir des grilles de mots croisés, à finir des romans, à texter ou à gérer un enfant bruyant, le tout assis sur une chaise droite en subissant une chaîne de radio qu’il n’écouterait autrement jamais.
Plus maintenant.
En 2015, les professionnels qui ont à gérer une salle d’attente se convertissent de plus en plus à l’écran géant. Croyant bien faire et occuper leurs clients, ils gratifient ces derniers d’un divertissement obligé, qui se traduit le plus souvent par une émission poche que personne n’écoute habituellement à moins d’être prisonnier d’une salle d’attente. La superficie des lieux importe peu. Les vendeurs d’écrans géants savent trouver les arguments pour convaincre ceux qu’on attend de nous brancher sur des valeurs sûres comme l’info continue ou une émission de cuisine ou de matantes.
Tous ne cèdent pas au chant des sirènes de Vidéotron (que je soupçonne de déployer en masse ses représentants dans les dédales du réseau de la santé), et certains praticiens optent plutôt pour un écran d’infopublicités maison. Chez mon dentiste, on me repasse en boucle les étapes qui me mèneraient – moyennant quelques milliers de dollars – à d’éventuels implants dentaires lorsqu’on ne me montre pas en couleurs les signes de la gingivite ulcéro-nécrotique ou hypertrophique. J’ai vu des enfants pleurer pour moins que ça.
Je reproche à tous ces gestionnaires de salles d’attente de contribuer à la baisse du taux de lecture. Même le plus captivant roman perd son charme quand la voix de l’auteur se dispute à celles d’un panel d’ex-politiciens, d’un cuisinier narcissique ou d’une animatrice onctueuse.
La plus déplorable conséquence de l’écran géant dans la salle d’attente est cependant l’effet qu’il produit sur les conversations et les comportements. L’œil vissé sur l’écran, bouche ouverte, plusieurs semblent sous hypnose. Il ne manque parfois qu’un filet de bave au menton. Finies, les discussions divertissantes. Finis, les cours de conversation espagnole, anglaise ou vietnamienne. Je garde, encore aujourd’hui, un vif souvenir de conversations qui ne m’étaient pas destinées et auxquelles je me serais bien gardée de participer. Jamais je n’oublierai ces deux sexagénaires discutant de leurs rencontres du troisième type comme elles l’auraient fait de leur dernière soirée de bingo. À quel moment la délicieuse surenchère prend-elle le pas sur l’exagération bénigne? Je ne saurai jamais à quoi ressemblait l’intérieur du vaisseau dans lequel l’une de ces infortunées aurait séjourné. L’appel de mon nom, ce jour-là, m’a presque déçue.
La clinique sans rendez-vous que je fréquente n’a pas encore succombé à l’écran géant, si bien que j’y ai encore droit à quelques perles que je polis avec délices en rentrant chez moi. Elles me servent souvent de riches leçons et me rappellent qu’il vaut parfois mieux être un octopus aux yeux d’un non-voyant que le 37e patient du médecin de garde.
Photo: Creative Commons.
Un bijou que je viens de lire dans… une salle d’attente. 😊
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… avec ou sans écran géant? 🙂
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Et bien moi je préfère passer mon temps à faire des mots croisés qu’à regarder un écran qui nous montre des implants dentaires…! Merci encore Johanne pour cette belle réalité que tu sais si bien décrire.
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