
L’arrêt du 121, direction Ouest, à la sortie du métro est immensément populaire. Sa longue route traverse des quartiers uniformément blancs, des enfilades de commerces, de cliniques, de banques et de restaurants bon marché, des communautés arabes, âgées ou juives et des tronçons d’autoroutes plus ou moins heureux.
Jean pourrait marcher. En regardant vers la droite, il voit encore, au loin, les phares rouges du bus qui s’éloignent vers son quartier sans avoir pris la peine de l’attendre, lui. Comme chaque fois qu’il manque son bus de peu, c’est-à-dire souvent, il remonte le cours du trajet qui l’a mené jusqu’à ce trottoir mouillé. Il inventorie toutes les secondes gaspillées, responsables de l’instant présent : s’il n’était pas allé pisser avant de quitter le bureau, s’il n’avait pas parlé avec Rosaire devant l’immeuble, s’il n’avait pas puisé une pièce dans sa poche pour la flutiste qui jouait la chanson de sa première flamme, en 1976, s’il avait dévalé les marches plutôt que de poireauter dans l’escalier mécanique derrière les deux vieux. Si le prochain bus tarde, il fera mentalement le trajet du bus précédent, et son cinéma intérieur ne connaîtra plus de fin : maintenant, je descendrais au coin de chez moi, j’enlèverais mon manteau, Jules me tournerait autour en gémissant, Sonia m’embrasserait, je prendrais ma première gorgée de bière… Il peut presque sentir la caresse de Sonia sur sa joue, le froid de la bouteille contre ses lèvres, les chips qu’il engouffrera en piochant dans le sac, debout, comme pour chasser le souvenir du trajet pendant que Jules, à ses pieds, attendra patiemment sa part.
Jean pourrait marcher, mais la journée a commencé tôt et sa mallette est lourde. En pleine heure de pointe, sûrement, l’attente ne durera pas. Dans une langue aux sonorités gutturales, le type à sa gauche parle à une oreillette qui lui donne l’air d’un cyborg. Sur sa droite, une ado sous-habillée pour le temps qu’il fait texte plus vite que son ombre. Jean, lui, fixe un gros nuage de pluie que le soleil bas teinte de jaune. Jean se demande vaguement s’il existe quelque part un séminaire ou une formation en ligne sur le timing. Parce qu’il n’en a jamais eu, lui, de timing. C’est ce qui explique, se dit-il, qu’il manque toujours les bus et les métros, les occasions et les bons filons. Depuis qu’il a décrété qu’il en était dépourvu, Jean impute beaucoup de choses à son manque de timing, y compris son choix de carrière, son modèle de téléviseur, sa patronne, le changement de caissière à l’épicerie chaque fois que vient son tour et son arthrose du genou. Oui, même son arthrose du genou. S’il avait eu du timing, il aurait obtenu cette dernière place disponible dans la ligue de water-polo du collège et n’aurait pas eu à se rabattre sur le badminton, son deuxième choix. Aujourd’hui, Jean ne joue plus et prend du poids. Qui sait ce qu’il serait devenu s’il avait fréquenté les types de l’équipe de water-polo?
La file ne cesse de s’allonger, et pas le moindre bus en vue. Jean suppute ses chances d’atteindre à pied son arrêt avant le prochain bus. L’humidité mêlée à la chute du mercure le rend impatient et il regrette en cet instant d’avoir cessé de fumer dix ans plus tôt. C’est connu, rien ne garantit plus l’arrivée d’un bus qu’une cigarette qu’on vient d’allumer. Le cyborg devise toujours avec son oreillette, comme s’il n’avait pas sa journée dans le cul et un vent ouest-nord-ouest qui lui fouette le visage. Jean remonte le col de son paletot, reprend sa mallette trop lourde et – d’la marde – quitte sa place dans la file et commence à marcher vers Sonia, Jules, sa bière et le reste de rôti de palette de la veille. Il jure de porter plainte à la société de transport, incapable de garantir un flux constant de véhicules durant les heures de pointe. Bon sang, est-ce trop demander?
Jean accélère le pas et louvoie entre les marcheurs que vient de recracher l’édicule du métro. Regardant régulièrement derrière lui pour valider la sagesse de sa décision de marcher, il franchit quinze, cinquante, puis cent mètres. Trop loin pour revenir sur ses pas. Au moins, se dit Jean, la pluie a cessé. Chaque intersection le rapproche de chez lui, de la lumière jaune qui éclaire – il en est sûr – la fenêtre du salon. Il se repait de cette lumière, sent déjà la chaleur qui l’accueillera lorsqu’il poussera la porte pendant que Jules franchira le couloir comme si son maître rentrait d’une excursion de deux ans. Toi! Enfin, toi!
Plongé dans son fantasme domestique, Jean n’entend pas venir le bus, qui le dépasse juste au moment de traverser une immense flaque d’eau accumulée autour d’un nid de poule que plus personne ne voit, depuis le temps, malgré la présence d’un cône de guingois. Mais comme armé d’un sixième sens, Jean a freiné sec et le contenu de la flaque atterrit bruyamment sur le trottoir vide. Pour une fois, pour une fois, il aura eu du flair.
Réconforté, Jean reprend sa course et son fantasme juste au moment où un second bus, à l’heure celui-là, traverse la flaque à son tour.
Très sympathique ce Jean. Merci encore Johanne pour tes belles histoires.
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