Il y a longtemps que je t’aime

Mes parents célèbrent cette semaine leur 60e anniversaire de mariage. En cette époque d’obsolescence programmée, le chiffre dépasse l’entendement.

Pensez donc : soixante ans d’un quotidien tissé de bons et de mauvais jours, de crises et d’inquiétudes, d’amitié et d’amour, de nuits blanches et de rêves éveillés, de douleurs, de tartes et de pâtés chinois, de petites trahisons et de gentillesses inattendues, de bonnes blagues et de cheap shots, de sexe et d’abstinence.Premier RV

Je leur ai envoyé un courriel de félicitations dans lequel je constate que pour réaliser le même exploit, mon mari devrait se rendre à cent douze ans et moi, à quatre-vingt-seize. [Voyez comme un écart de seize ans est dérisoire pour de grands vieillards. Mon mari aurait été passible de prison s’il m’avait cueillie dans la fleur de l’âge. Aujourd’hui, son cardiologue (qui ne brille pas par ses aptitudes sociales) me prend pour sa fille et dans vingt-cinq ans — si Dieu nous prête vie — nous serons deux vieilles pommes comme les autres.]

Mes parents, eux, sont nés avant la télévision. Ils font partie d’une cohorte choyée, que David K. Foot appelle les bébés de la Crise. Nés au Canada six ans après la Grande Dépression et quatre ans avant la Seconde Guerre mondiale, ils n’ont pas eu à s’inquiéter de l’une ou de l’autre. Ils ont grandi au sein de familles que la conjoncture économique a faites moins nombreuses, puis sont devenus adultes à l’époque des Trente Glorieuses. Selon les démographes, la prédisposition des bébés de la Crise à échapper aux calamités du vingtième siècle et à en récolter les fruits les a rendus particulièrement critiques à l’égard des générations suivantes, dont ils ont du mal à comprendre les difficultés et les tourments.

Quand même. Les démographes omettent de mentionner que les bébés de la Crise ont aussi manqué les grandes révolutions des années 1960, trop occupés qu’ils étaient alors à changer les couches de leurs trois-quatre-cinq enfants, à incarner la femme mystifiée ou à payer les traites d’hypothèque de leur première maison. On peut penser qu’au passage de ce décoiffant train de changement, l’inconscient de certains d’entre eux ait échappé un retentissant Fuck! Même la pilule est arrivée quelques années après leurs derniers-nés. Pardon, maman, mais je m’en réjouis régulièrement.

Pour toutes ces raisons et pour bien d’autres, je leur lève mon chapeau et m’incline devant leur ténacité. Dans le bouquet de témoignages vidéo recueillis pour souligner leur anniversaire, plusieurs évoquent le courage que mes parents ont dû déployer pour parcourir ensemble cette longue route. J’ignore s’ils faisaient référence à la « fermeté d’âme » ou à la « volonté » que propose le dictionnaire pour définir le courage; tout ce que je sais, c’est que Rachel et Edmond sont toujours là, solidaires comme deux roseaux qui ploient sous les vents doux ou violents de leurs soixante saisons.

Je leur en souhaite d’autres encore.

 

Ed et Rach

 

 

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