Chaque table est une île

Photo : Roxanne Ducharme
Photo : Roxanne Ducharme

Québec, un soir d’avril 2005. Mon beau et moi sommes attablés au Paris-Brest, un restaurant planté sur la Grande Allée, à l’écart de l’animation. Nous aimons revenir ici en amoureux. La table est bonne, l’ambiance, feutrée le samedi soir et le service, impeccable. Les serveurs du Paris-Brest ne badinent pas avec les bonnes manières. Pour un peu, ils porteraient des gants.

Le serveur sexagénaire qui veille sur nous ne fait pas exception : sérieux comme un pape, il maîtrise tous les codes du service et ne connaîtrait pas mieux le menu s’il l’avait lui-même composé. Je parie qu’il s’appelle Roger. Comme si la maison imposait à son personnel un devoir de réserve, Roger n’exprime aucune préférence pour une entrée ou un plat. Ris de veau ou carré d’agneau? Canard ou tartare? C’est comme vous le sentez Monsieur-Dame.

Viennent les entrées, puis les plats principaux, et Roger ne perd pas un gramme de sa superbe. On imagine un androïde plus émotif. Je demande à mon beau si, d’après lui, Roger dort au vestiaire la nuit venue. Ils le débranchent peut-être…

Au moment de nous laisser finir le vin, Roger attrape la corbeille de pain et dégaine une brosse ramasse-miettes : zip, zap, la brosse avale les miettes qui jonchent la nappe aussi prestement qu’un aspirateur central. Je m’émerveille : «T’as vu ça mon beau? Impressionnant!»

— Ah ça, madame, y a pas mieux pour nettoyer facilement! J’en ai acheté une pour chez nous, mais j’ai pas pris le bon modèle. Ça prend des poils assez longs, comme celle-là, vous voyez? Je sais pas ce qu’on faisait avant d’avoir ces p’tites brosses-là, moi je pourrais pas m’en passer… Voulez-vous l’essayer?

Disparu, l’androïde. Roger, mon vieux Roger, vient de reprendre toute la place en même temps que son identité. Ravie d’apprendre qu’il a une maison bien à lui et des goûts qui se discutent autant que les miens, j’essaie la brosse sur les deux ou trois miettes qu’il a bien voulu me laisser. Sans le savoir, Roger m’émerveille encore plus que sa brosse. J’aime bien quand l’anonymat laisse voir un jupon d’humanité.

J’ai passé le reste de la soirée à imaginer la vie des autres convives. «Tu vois mon beau, ces deux-là qui ont l’air d’avoir fait le tour de leur vie, ils ont peut-être passé un après-midi torride au lit et viennent se restaurer avant de reprendre leur marathon de sexe…» Les tables d’un restaurant sont autant d’îles aux cultures insoupçonnées.

Cette visite au Paris-Brest a inspiré un projet de série télé que j’ai coécrit avec Marie-Claude Désorcy quelques mois plus tard. Or aucun des producteurs pressentis n’a eu envie d’explorer les 18 esquisses d’épisodes que nous leur avions préparées. Tant pis pour eux. Tant pis pour nous.

Octobre 2012. Marie-Claude étant retourné à ses premières amours, j’ai eu envie de reprendre ce fil abandonné. C’est ainsi qu’est né Un mercredi comme les autres — histoires et excès de table, un recueil de dix nouvelles mettant en scène huit tables et la cuisine d’un restaurant de banlieue, un mercredi soir.

Je m’apprête à les égrener par envoi électronique et sur abonnement, chaque mercredi de l’été, pour le plaisir de ceux qui, comme moi, ont déjà prêté une identité ou des intentions inavouables aux étrangers de la table d’à côté.

La campagne d’abonnement à cette série littéraire estivale démarrera le 27 mai et durera jusqu’au 17 juin. Détails à venir sur ce blogue et sur Facebook.

Photo : Roxanne Ducharme
Photo : Roxanne Ducharme

7 réflexions sur “Chaque table est une île

  1. « J’ai passé le reste de la soirée à imaginer la vie des autres convives ». Marie et moi jouons souvent à ce petit jeu. Je me souviens particulièrement d’un pique-nique à Rivière-du-Loup où nous échangions nos hypothèses sur les gens qui nous entouraient et nos deux garçons qui nous « suppliaient » de cesser ces agissements.

    Merci pour ce très joli texte, les mercredis de cet été vont avoir une couleur bien particulière.

    J’aime

Laisser un commentaire